D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (P Gauguin)

Huile sur toile, détail, 139 x 374 cm, 1897, Museum of Fine Arts, Boston (Massachusetts).

Cette composition s’articule en plusieurs groupes de personnages en pied à différentes distances du spectateur, permettant un jeu de perspective donnant une illusion de profondeur dans le paysage naturel et sauvage d’une forêt luxuriante. L’arrière plan est majoritairement constitué de teintes bleues et vert Véronèse jouant avec la lumière, en créant notamment des zones d’ombres dans les feuillages et contrastant ainsi avec les corps humains jaunes orangés en pleine lumière. La facture (disposition de la matière picturale sur le support) est très lisse et la touche régulière, renforçant la confrontation uniforme des aplats de couleurs bleus, verts et oranges à la lumière. Ceux-ci (couleurs posées sans recherche de variation de teintes), cernés de noirs, affirment la nature simplifiée du traitement des formes et semblent en effet comme découpées dans la peinture, le traitement des détails étant minimaliste. Les détails sont privilégiés : traçage du contour des yeux, suggestion des muscles, peau immaculée tout comme les cheveux ou les plumages d’oiseaux.

L’ensemble dégage une impression de douceur, de sérénité et de calme qui n’empêche pas le mouvement. Au premier plan, un enfant mange tranquillement un fruit au côté d’une chèvre couchée. A droite, un autre plus jeune dort apaisé non loin d’un chien également couché. Au centre, une figure tend les bras pour cueillir un fruit. Plus loin, deux femmes discutent en semblant se promener parmi la végétation peuplée de divers animaux, dans une harmonie palpable et caractérisée par la figure du bouddha en méditation. La question se pose dans ce qu’il faut lire et comprendre de ce tableau. L'oeuvre est elle-même une question ou bien une réponse à celles que porte son titre ?

Pour P Gauguin le tableau devait être lu de droite à gauche avec les 3 principaux groupes de personnes illustrant le titre. Les 3 femmes avec un enfant représenteraient le début de la vie, la naissance. Le groupe du milieu symboliserait l’existence quotidienne des jeunes adultes, et dans le dernier "une vieille femme approchant la mort, réconciliée et résignée à cette idée". A ses pieds, "un étrange oiseau blanc représente la futilité des mots". Enfin, l’idole bleue à l’arrière-plan représentait peut être "L’au-delà". Beaucoup d’éléments et de motifs appartiennent de fait à d’autres œuvres précédentes : l’Eve Bretonne de 1889 devenue la vieillarde (à gauche), l’enfant au centre mangeant un fruit déjà peint l’année précédente dans Nave Nave Mahana (Jour délicieux), ou encore le chaton qui lèche dans la même position la même écuelle (petit tableau et éventail de 1888). La figure centrale est une version allégorique du nu d'homme au bras levé, peint au cours des premiers mois tahitiens L’Homme à la hache de 1891, où l'on peut voir le péché originel dans la cueillette du fruit défendu (la figure nue de dos se cachant à son côté).

Quoi qu’il en soit, cette œuvre est l’illustration majeure de la technique picturale mise au point par P Gauguin et son ami E Bernard, le synthétisme, fondée sur l’utilisation d’aplats de couleurs aux contours très nets. Les corps orangés sont mats et stylisés ainsi que cernés de noir. On peut parler de carnation, comme si la peau était maquillée de peinture ocre. La nature possède aussi des zones d’aplats bleu et vert vermeil, l’ensemble faisant contraste tout en restant dans une harmonie de calme et de sérénité dans l’ensemble de la composition. P Gauguin a voulu récapituler ici non seulement tout son répertoire de formes mais aussi ce qu'on pourrait appeler son folklore idéologique, le bizarre syncrétisme culturel et mythique dans lequel il se complaisait.

Le véritable mystère de ce tableau semble cependant ailleurs. Il constitue en effet une sorte de récapitulation de son passé pictural. C'est en effet à son propos qu'il est parvenu, dans la solitude où il vivait, à se poser les pensées les plus neuves qu'il ait agitées depuis près de 10 ans, notamment pendant l'année passée auprès de E Bernard et de V van Gogh. Ses réflexions s'orientent sur la revendication d'une liberté totale dans l'acte de peindre :
"j'ai voulu, avant de mourir, peindre une grande toile que j'avais en tête et, durant tout le mois, j'ai travaillé jour et nuit dans une fièvre inouïe [...]. L'aspect en est terriblement fruste [...]. On dira que c'est lâché, pas fini. Il est vrai qu'on ne se juge pas bien soi-même, mais cependant je crois que non seulement cette toile dépasse en valeur toutes les précédentes mais encore que je n'en ferais jamais une meilleure ni une semblable. J'y ai mis là, avant de mourir, toute mon énergie, une telle passion douloureuse dans des circonstances terribles et une vision tellement nette, sans correction, que le hâtif disparaît et que la vie surgit [...]. Les deux coins du haut, son jaune de chrome avec l'inscription à gauche et ma signature à droite, telle une fresque abîmée aux coins et appliquée sur un mur or".

Par l'accentuation de son style postimpressionniste pionnier, l'utilisation vivante des couleurs et un trait épais, cette peinture conforte de fait les principes de l'impressionnisme, alors que P Gauguin visait surtout à transmettre une force émotionnelle ou expressionniste, obsédé par l'idée de conserver toute la fraîcheur et la vérité de son impulsion inconsciente, la puissance créatrice privilégiée de l'instinct et de "l'élan vital". En 1901-03, grâce à l'apprentissage pénible et anxieux de la liberté, la recherche appliquée d'une sauvagerie naturelle, d'un paradis des formes qu'il n'a jamais eu l'impression de retrouver, par toute sa vie, il prépare au fond ce qu'il a lui-même appelé "le droit de tout oser". Son inquiétude donne à sa peinture, de la Bretagne à l'Océanie et même auparavant, une splendeur et une fermeté décorative telles que "les peintres qui aujourd'hui profitent de cette liberté me doivent quelque chose... La machine est lancée" (cf. G-D Monfreid - octobre 1902, Wikipédia, M Lalouf : Art et Patrimoine et F Cachin dans son admirable : Gauguin, 1988).

Pour voir l'ensemble du tableau :
www.flickr.com/photos/7208148@N02/16490802435/in/photostr...

Taken in: Polynésie Française / Îles du Vent / Papeete (show map)

Taken on: February 11, 2015

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Gauguin

1897

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