Pour que le sphinx parvienne à la conscience de lui-même, pour qu’il sorte de son songe, il faut qu’il reconnaisse l’énigme de l’absolu, non dans la forme animale, que vénérait l’idolâtrie égyptienne, mais dans la forme humaine, qui est le temple de l’absolu et le sanctuaire de la pensée. C’est pourquoi l’énigme du sphinx porte sur la connaissance que l’homme a de lui-même. Tant que l’homme ne sait pas reconnaître dans le corps mourant et rampant qui est le sien la forme organique en laquelle l’esprit a établi sa résidence, et qui est le sanctuaire de l’infini, le sphinx demeurera dans le mutisme de l’énigme colossale qu’il était pour les Egyptiens. Mais quand les Grecs sauront résoudre l’énigme, et reconnaîtront en l’homme le vivant appelé à la dignité de la conscience de soi, de la connaissance de soi-même, alors l’énigme du sphinx sera résolue et dissoute dans la clarté de la réflexion, dans la lumière de la raison : « C’est dans ce sens que le Sphinx, dans le mythe grec, que nous pouvons expliquer symboliquement, apparaît comme le monstre qui pose des énigmes. Le Sphinx posait cette question énigmatique : Qui est-ce qui le matin marche sur quatre pieds, à midi sur deux, et le soir sur trois ? Œdipe trouva cette explication fort simple : c’est l’homme ; et il précipita le monstre du haut des rochers. L’explication du symbole se trouve dans la signification de l’absolu : dans l’esprit. C’est ainsi que la fameuse inscription grecque dit à l’homme : connais-toi toi-même. La lumière de la conscience est le flambeau qui laisse apercevoir clairement le contenu à travers sa forme sensible, et l’esprit se reconnaît lui-même dans sa manifestation extérieure » (468). Œdipe, qui incarne ici l’esprit grec, est ainsi celui qui apprend à l’homme à marcher, qui le libère de l’immobilité pétrifiée de la momie égyptienne. Par la connaissance de lui-même, par le mouvement réflexif de la conscience de soi, l’esprit acquiert l’autonomie et la liberté. Le colosse égyptien ne sent vivre en lui l’absolu que comme une énigme insoluble, un mystère qu’il ne fait que pressentir dans l’inconscience, et qu’il n’est donc pas en mesure d’intérioriser pleinement. C'est pourquoi l’esprit peut tout aussi bien lui apparaître comme une puissance extérieure à lui-même, à l’appel de laquelle il répond mécaniquement, sans que sa liberté n’ait à entrer en jeu, comme si le concept naissait dans l’esprit, non par l’esprit lui-même, mais par une puissance transcendante qui le gouverne et le commande. Ainsi le dormeur croit-il que son rêve lui est étranger et que sa source est en un autre. Tels sont, selon Hegel, les colosses de Memnon, deux statues géantes élevées par Amenotep III sur la rive occidentale de Thèbes, et dont une légende rapporte que, lorsque les premiers rayons du soleil frappaient les colosses, ceux-ci répondaient, comme pour saluer joyeusement le lever du dieu, par un son harmonieux (19) : « Ces Memnons, d’une grandeur colossale, sont très remarquables : immobiles, les bras et le corps enveloppés, les pieds comme scellés l’un contre l’autre, raides, fixes et sans vie, ils sont tournés vers le soleil, attendant le rayon qui doit les frapper, les animer et leur donner la voix » (465). Le Memnon est ainsi le paradigme de toute la statuaire égyptienne : son immobilité provient de ce que la figure humaine ne s’est pas encore approprié la vie de l’esprit, qu’elle reçoit servilement d’un Autre, et qu’elle est encore incapable de faire vivre en elle-même. C’est pourquoi il revient aux Grecs d’animer la statue égyptienne, de l’arracher à son immobilité somnambulique, de l’éveiller à la vie de l’esprit : « C’est à Dédale qu’est attribué l’art d’avoir, le premier, dégagé les bras et les pieds, et d’avoir donné le mouvement au corps » (467). On se souvient que dans l’Euthyphron (11 b-c), Socrate prétend descendre de Dédale : comme lui, il a libéré l’esprit de l’opinion qui le maintient dans une fixité somnambulique, pétrifiée par l’inconscience, et il a appris à l’esprit à mettre en marche l’argumentation, à enfanter le progrès dialectique. Mais ceci est une autre histoire, qui appartient à la Grèce et non plus à l’Egypte.
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