Les mystères d'Arc-et-Senans
LE MONDE | 31.07.1997
Coucher du soleil sur une architecture de silence. Belle, froide, verrouillée. Un tel ensemble de bâtiments, déployés en hémicycle autour d'un édifice central à hautes colonnes, ne peut qu'être communautaire. Trop éclaté pour un château. Monastère ? Casernement ? Manufacture.
Salins-les-Bains, à 15 kilomètres de là, possédait des sources chargées en saumure. On y recueillait l'or blanc après évaporation de l'eau, chauffée au préalable, ce qui consumait beaucoup de combustible. Par ailleurs, les « petites eaux », faiblement salées, n'étaient pas exploitées.
D'où l'idée de construire une saline d'appoint, en un lieu proche d'un bois, et d'y traiter ces petites eaux que l'on y ferait venir par saumoducs, sortes de canalisations en troncs de sapins évidés et emboîtés. Mieux valait, en effet, « faire voyager l'eau que voiturer la forêt ». On choisit un lieu en pleins champs, à proximité de la forêt royale de Chaux, entre les villages d'Arc et de Senans.
L'architecte, Claude-Nicolas Ledoux, lui donne un plan en hémicycle, « une forme pure comme celle que décrit le soleil dans sa course », écrira-t-il. Au fronton de la maison du directeur, le disque solaire a pu faire illusion, le roi y voyant son symbole alors que, pour Claude-Nicolas Ledoux, proche des francs-maçons, il représentait l'Etre suprême. Le soleil anime cette mise en scène énigmatique, jouant sur le bossage des pierres, éclairant les murs sur lesquels sont sculptées des bouches d'urnes répandant une eau pétrifiée.
Les longues bâtisses à toile de tuile tombant bas s'échelonnent en demi-cercle autour d'une pelouse. Ateliers de production, magasins, habitations, four, lavoir, cuisine, cachots : la saline vivait en autarcie derrière un mur d'enceinte doublé d'un fossé et d'une triple haie d'épineux. Un univers concentrationnaire dans une enveloppe somptueuse. Les conditions de vie étaient spartiates, la lumière et le chauffage parcimonieusement distribués, Ledoux ayant sous-estimé la rigueur des hivers francs-comtois. L'espérance de vie était, dit-on, de trente-cinq ans à la Saline de Montmorot, près de Lons-le-Saulnier.
La maison du directeur est la plus élaborée. Six colonnes supportant un fronton percé d'un oculus lui donnent l'aspect d'un temple antique. A l'intérieur et au centre, une étrange chapelle, ascendante, dont un escalier s'élevant jusqu'à une demi-lune constitue la nef.
Cette montée vers la lumière est aujourd'hui cassée dans son élan et occultée par un mur, qui, dressé derrière l'autel jusqu'à la charpente, cache la demi-lune, défigure l'édifice et le prive de sens. De même que le dynamitage des colonnes en 1926, ce mur n'est pas innocent. Pour que la maison retrouve son intégrité, il faut le détruire.
L'édifice d'entrée, avec sa grotte, ses colonnes et son disque solaire, a lui aussi une signification ésotérique. C'est un prologue à la maison du directeur. Débouchant dans l'allée centrale, on ne voit que l'oeil, omnisurveillant et, pénétrant dans la maison-temple, que l'escalier qui obligeait à lever la tête vers l'autel, là-haut, au sommet des marches. Deux façons d'inspirer la crainte aux ouvriers tenus dans l'humilité de leur condition par cette architecture « parlante » chère à Ledoux. Son langage est, ici, celui de la soumission.
Soixante maquettes de l'oeuvre construite, mais aussi utopique, de Claude-Nicolas Ledoux sont présentées dans le bâtiment des Tonneliers, à la Saline royale. Elles ont été réalisées en 1991 d'après les gravures du livre qu'il commença à rédiger lors de son emprisonnement pendant la Terreur, L'Architecture considérée sous le rapport de l'art, des moeurs et de la législation.
Ces maquettes permettent de visualiser les édifices de Ledoux aujourd'hui détruits. Ses deux obsessions y sont omniprésentes : l'élévation par la colonne et la sphère, le cercle qui enferme et rend fou. On y découvre notamment son projet de cité idéale dont le point de départ est la Saline royale. Ledoux mourut en 1806, à l'âge de soixante-dix ans. Son utopie socialisante divergea de celle de trois philosophes franc-comtois : deux Bisontins, Fourier et Proudhon, mais aussi Victor Considérant, qui naîtra,
coïncidence, à Salins.
DANIELLE TRAMARD