La semaine, je porte des costumes Armani ou YSL. Ce ne sont d’ailleurs pas des costumes d’hivers ni d’été. On pourrait convenir qu’ils sont de mi-saison. Il faut dire qu’il fait rarement plus de 30°C à Binairo et quelquefois moins de 15.
Bref, j’ai des costumes clairs quand le soleil se présente et sombres quand les réunions l’exigent.
Le matin, je me rends sur mon lieu de travail assez tôt : 9.30 am, 10 am maximum. De là à me reprocher que je suis anti morning, on ne risquera pas sa couenne… Et puis, je termine tard. Parfois à 10 pm.
D’ailleurs, il m’arrive certains jours de répondre à plus de 170.000 mails/hebdo. J’ai un bon chef qui pallie parfois mes manques mais croyez bien que j’ai généralement peu de temps pour résoudre les essentiels.
Je suis un homme occupé.
Occupé par un je-ne-sais-quoi qui me démultiplie l’absence de complexes. Ceux-ci étant conçus dans leur pluralité, j’imagine que je dois être quelqu’un…
Etre coûte que coûte… Etre avant de sombrer dans l’oubli.
Des fois, je m’emmerde sévère, surtout en début de semaine où il n’y a pas grand-chose d’ouvert en ville.
Je regarde alors Kill Bill I & II, en boucle - jusqu’à ce que l’aube se lève – sur cet ordinateur de mariage {dernier souvenir conflictuel de mon amie d’avant}.
Je n’ai pas de télévision. D’ailleurs, cela ne manque pas.
Je n’ai pas de connection internet (le haut débit en est à ses balbutiements).
J’ai plus de 300 contacts Flickr (logiciel d’images en partage) auxquels je ne parvient même plus à répondre décemment et j’en suis désolé tant parce que certains me touchent que pour les photos que je manque.
J’ai deux clébards hideux qui réussissent rarement à me distraire, pas même pour passer le temps. Ils ne savent pas aboyer et puis ils laissent de sales traces de pattes latéritiques du genre rouges briques sur le lino grisâtre.
J’ai une belle maison, rehaussée le jour par le vol incessant des « sunbirds » ou la lumineuse indécence des strélisias.
J’ai une maison sinistre, un océan de pénombre, ténèbres murales barrées de grilles malsaines, séparées du silence urbain ; silence simplement traversé la nuit des lugubres aboiements de chiens de garde douteux (par élimination j’ai déduis que ce n’était pas les miens).
Je suis un homme isolé.
Je n’ai pas de vrais amis en ce pays. Et cette solitude, loin de me peser me conforte dans l’idée que seul le solitaire a une vive idée de la crainte.
D’abord, j’ai une carte magnétique que je ne restitue pas le soir.
J’ai un groupe de chiffres entremêlé des lettres CD qui me donne parfois le sentiment d’être plus exposé que la moyenne.
J’ai une voiture dotée de quatre roues motrices que j’éprouve à chaque accélération.
J’ai des lacunes orthographiques mais pas de défaillances géographiques. J’ai quelques idées sur la situation politique : chaotique de la Somalie sur laquelle nous veillons sans envie de la voir se réveiller, merdique sur celle de mon pays d’accueil qui oscille entre corruption, amateurisme et désenchantement, pathétique quant à ma nation d’origine, via quelques bribes d’informations sur les micro tempêtes qui agitent le microcosmes médiatico-artistico-politique.
Je suis un homme renseigné ou du moins, je feins de l’être.
J’ai des responsabilités raisonnables, quelques personnes qui comptent sur moi ici.
Je fais aussi un certain nombre de missions en dehors de la grande ville… Un souffle d’air j’imagine, à la fois pour moi et pour ceux qui ne voient plus ma gueule ces rares matins.
Je ne laisse que rarement mon numéro de téléphone à des inconnues.
J’accepte des barbecues où je n’ai jamais le temps d’attendre la fin des braises.
Et puis, je rentre le soir chez moi à 100 km/h sur la Waïaki way.
Je suis un homme pressé.
Je n’ai pas de connaissances encyclopédiques, j’ai plutôt un savoir opportuniste, d’aucun dirait cyclothymique. Je ne me nourris que de ce qu’il m’est obligatoire d’ingurgiter.
Parce que je chope à tout bout de champs des amibiases traîtresses, parce que mon ventre de petit architecte de la France en exil ne goûte guère les nourritures ambiantes, parce que je ne préserve ni mon foie ni ma verve, parce que je n’aime pas le soleil, parce que je ne dors pas mieux ici qu’ailleurs, parce que ma femme m’a quitté un jour sans prévenir… On y revient.
Je suis un homme épuisé. Au bout de la roulure.
Pendant ce temps, le Milan Noir, le dénommé Ad Parasitus reprend son vol circulaire, annonce plus que probable des spectres du futur.
Et puis, la semaine s’écoule.
Le WE, je me lève tard.
Je fonce vers le frigido et je m'avale en deux rasades un verre de Milk. Puis, je dévore tout le panel de fruits qui me tombent sous la langue.
Les yeux parcimonieux dans les joies du farniente, je troque le costume trois pièces pour un attirail imprudent : un mélange de locques avec des poils de jambes qui dépassent des genoux et des babouches pour tenir compagnie aux pieds.
Parfois, j’innove pour une tenue hasardeuse, un genre de jean, maltraité par sa longue cohabitation avec une ribambelle de clefs inutiles, rehaussé d’un tee-shirt collector, souvenir de l’épopée Goûte d’Or. Pas de montre sur les poignets mais une croix d’Agadès à la poitrine et des biffetons usagés qui dépassent des poches.
Je monte guilleret dans mon bolide polluant.
Je branche Julien Clerc ou Souchon sur le lecteur CD (encore ces drôles de lettres prémonitoires).
Et puis, je sors de la ville.
Alors, je vais taquiner le tilapia dans des lacs volcaniques ou visiter un parc qui n’existe pas sur mes cartes ou nager entre les racines de palétuviers dans des eaux claires comme de l’eau de roche (ce sont des eaux communes comme il existe des lieux flanqués du même épithète).
Ensuite, je bâcle quelques photos, et puis, je danse comme un dératé dans des night-club admiratifs en faisant semblant d’apprécier la conversation d’un fâcheux commissaire alors même que je mate le cul des danseuses.
A la fin et depuis quelques mois, je rentre seul chez moi. Je me vautre sur le lit, m’enroule dans la couverture Masaï… Et je savoure le moment où je vais enfin pouvoir lire un livre oublié de mes mains.
Je suis un homme entre parenthèses.
Le dimanche soir approche. Parfois, je me renfrogne. Souvent, je me réjouis d’avoir à revenir dans le siècle. Je ne dors pas mieux que les jours de la semaine.
Mais, avant de se fermer, gagnés par l’épuisement, mes yeux sont pris d’une expression étrange, une nuance indéfinissable, mélange de tristesse, d’accomplissement, de nostalgie, de doutes et d’espoir.
Alors seulement, je me dis, balayant Rudyard et ses démons, Narcisse et Freud, Marx et Engels et aussi mes velléités de démiurges libertaires :
Je suis un homme, mon père.
Je suis un mec, ma mère.
Je suis le fils du genre humain.