Aujourd’hui, toutes les constructions qui lui étaient adossées ayant été démolies …, la masse vraiment gigantesque pour une église romane se présente dans toute sa grandeur dépouillée à celui qui l’aborde de l’Est. Sur la puissante structure carrée du transept se détachent les demi-cylindres des trois absides extrêmement hautes et alignées, dont la centrale ressort de façon très marquée, si bien que le rayon de sa courbe a dû décourager toute tentative ultérieure de l’intégrer dans un mur rectiligne pourvu de tours, à la façon de ce qui s’était produit pour toutes les églises de la côte. On y ouvrit seulement au centre une fenêtre monumentale, aux proportions élancées comme le requérait la structure de l’abside, et enrichie à l’époque de Frédéric de l’habituel encadrement avec archivolte en saillie retombant sur des colonnettes ; celles-ci sont portées par des animaux stylophores, mais dans une attitude insolite, dressée, pour s’adapter à la structure particulière et à la hauteur de la fenêtre. Des proportions analogues font ressembler à cette grande fenêtre toutes les ouvertures qui, dans les absides et dans la paroi lisse du fond, reflètent la structure interne de l’église. Dans la partie inférieure, ces ouvertures : trois fenêtres longues et étroites comme des archères et deux portes, auxquelles s’ajoutent portes et fenêtres dans le mur terminal du transept, correspondent à la crypte de Saint- Nicolas Pèlerin, tandis que celles immédiatement au-dessus s’ouvrent au niveau du sanctuaire de l’église supérieure. Par ces portes, peut-être à travers les édifices adossés à l’église, la crypte était accessible aux fidèles et aux pèlerins qui purent ainsi y pénétrer pendant tout le temps où l’église supérieure ne fut pas utilisable. Ce n’est pas par hasard que la fenêtre ou petite porte ouverte dans le mur Sud du transept est entourée comme un petit portail, d’une archivolte ornée de rinceaux habités que d’après ses motifs stylistiques on peut dater des débuts du XIIe siècle. Par contre aucun décor plastique n’orne les ouvertures des murs Est et Nord, peut-être destinés dès l’origine à être masqués par des locaux de service. L’élément décoratif augmente au fur et à mesure que la construction prend de la hauteur. A l’Est s’offre la grande fenêtre absidale, au Nord deux fenêtres doubles sont surmontées d’une fenêtre quadruple, richement ornée en employant les restes de la pergula de l’église Sainte-Marie reliés par des éléments sculptés dont la date va de la fin du XIIe au XIIIe siècle. Au Sud règne une rose monumentale au-dessus de deux fenêtres doubles ornées de grains de chapelet (un des chapiteaux est en relation étroite avec le ciborium de Sainte-Marie-Majeure à Barletta, du XIIIe siècle en son plein). La progression des adjonctions décoratives se conclut par la corniche à modillons peuplée d’animaux fantastiques qui semblent prêts à se jeter dans le vide, alternant avec des figures humaines nues ou vêtues de costumes étranges, parmi lesquels se détache, à un angle, l’antique tireur d’épine. … C’est à un milieu analogue que l’on peut rapporter aussi des groupes de statues, puissamment plastiques, accrochées au centre des murs terminaux du transept : au Sud deux figures masculines adossées, l’une d’elles parée à l’antique, l’autre barbue dans l’attitude contorsionnée du tireur d’épine ; au Nord, un Samson compassé luttant contre un lion. Avec une telle richesse de décor plastique contraste la file sobre et presque austère des arcades aveugles qui scande les faces latérales, à peine relevée par quelque figure d’animal appuyée à une petite console et encastrée dans la paroi, sans ordre ou programme iconographique propre à en justifier, apparemment du moins, l’emplacement particulier. La fantaisie ornementale reprend sa place sur le clocher dont elle anime la souche, percée d’un passage voûté en berceau brisé, et creusée de niches mêlant des traits arabisants et des influences gothiques tardives. Pour écarter tout doute sur sa datation, la corniche en saillie qui couronne la souche est marquée d’une inscription où figure le nom de NICOLAUS SACERDOS ETMAGISTER. … [L]e clocher [est] parcouru sur la corniche de la souche de bandeaux sculptés à rinceaux habités, repris tels quels de la bordure du portail principal, de date antérieure, puis imités dans celle des fenêtres et de la rose ouvertes plus tard au centre de la façade. Celle-ci, qui se présente comme une composition très équilibrée d’une unité et d’une cohérence bien rares, est en réalité le résultat d’une stratification complexe d’éléments remontant à des campagnes de construction souvent assez éloignées dans le temps.
L’impression que l’on en retire au premier abord est celle d’une moindre hauteur que les autres parties de l’église et d’une élégance comme d’un raffinement décoratif plus grand. La cause en est la division de la façade en deux registres, dont l’inférieur, correspondant à l’église Sainte-Marie, est précédée d’un avant-corps qui ouvre sur la place par une arcade profonde en cintre surbaissé. Réalisés entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe, l’avant-corps et l’arcade supportent le double escalier d’accès au perron qui précède l’église supérieure et faisait partie à l’origine d’une galerie démolie en 1719 par l’évêque Davanzati. Du porche demeurent visibles les supports englobés dans le garde-corps (du perron) et les petites arcades à colonnettes adossées au mur de façade. Due à un tardif remaniement du XIIIe siècle, la série des arcades aux voussures finement travaillées, d’une saveur apparentée à de lointains antécédents byzantins, confèrent une note particulière de grâce et de délicatesse au registre inférieur de la façade, pur et lumineux comme un ivoire précieux, délimité par la petite corniche sculptée qui suit la ligne des rampants du toit et encore allégé par les grandes et petites fenêtres et par la rose. Tous éléments exécutés très tardivement, au plus tôt dans la seconde moitié du XIIIe siècle, mais restant dans la ligne de la tradition romane, telle qu’elle s’était fixée au XIIIe siècle en son plein.
Le portail principal
Conçus et réalisés ensemble et selon toute probabilité dans les années 80 du XIIe siècle, porte et portail forment, à les voir, une unité indivisible, dans un jeu subtil et continu de va-et-vient entre l’ombre, la lumière et les couleurs. … Les deux lions stylophores qui supportent les piédroits, symboles du Christ qui terrasse le démon sous la forme d’un monstre fabuleux aux ailes d’oiseau et à la queue de serpent (à gauche) tandis qu’il épargne le pécheur (à droite), se révèlent, bien que fort usés, les frères des consoles stylophores présentes sous les fenêtres du mur Sud du transept de la cathédrale de Bari. … Il est beaucoup plus simple de replacer l’ensemble du portail dans le cadre complexe d’échanges entre les Pouilles, la Terre sainte et la Sicile normande qui au milieu du XIIe siècle s’étaient développés, et d’y voir le résultat d’une somme d’expériences faites par les sculpteurs des Pouilles soit directement sur les chantiers siciliens, soit par ricochet à travers la circulation entre Pouilles et Sicile d’objets transportables et précieux qui s’était incontestablement intensifiée à l’époque. … La datation la plus probable pour [la porte de bronze] de Trani semble … être comprise dans le laps de temps des années 80, époque à laquelle le terme des travaux devait paraître assez proche en fin de compte et où l’on pouvait penser à commander au fondeur de Trani devenu célèbre les précieuses portes. Le choix fut heureux. Le relief très peu accusé des panneaux, qui représentait cependant une innovation par rapport à la technique traditionnelle, d’origine byzantine, du damasquinage, encore employée à Canosa, n’entre pas en concurrence avec la taille profonde de l’encadrement. Le moyen d’expression principal demeure celui de la couleur et du jeu d’ombre et de lumière confié au relief délicat des images au centre et aux arabesques serrées des bordures et de l’encadrement. Barisano a travaillé avec des moules et au ciseau les plaques de bronze montées ensuite sur le support en bois de la porte et fixés avec de gros cabochons à effet décoratif.
Les motifs et les scènes qui occupent le centre des panneaux et en animent les bords, appartiennent à un répertoire qui s’alimente comme toujours aux sources les plus diverses, puisant indifféremment dans la tradition byzantine, dans le monde islamique et dans le milieu culturel très vivant de la chanson de geste.
Au plan iconographique, les représentations au centre des panneaux ne posent aucun problème d’interprétation. Y figurent deux anges en adoration, le Christ en majesté dans la mandorle avec les symboles des évangélistes, la Vierge à l’Enfant assise, les apôtres, Jean- Baptiste et le prophète Élie, saint Georges et saint Eustache, saint Nicolas le Pèlerin, avec Barisano lui-même en adorateur. Les scènes de la Descente de croix et de la Descente aux enfers ou Anastasis dans l’iconographie byzantine traditionnelle et avec des inscriptions en grec. Dans la zone inférieure, l’élément profane (ou du moins apparemment tel) prend le dessus. Archers et lutteurs, auxquels on peut accorder une signification moralisante, alternent avec des compositions héraldiques de saveur orientale qui opposent des dragons ailés et des lions au caractéristique Arbre de vie de lointaine origine sassanide. Une variété encore plus grande marque le répertoire des motifs présents dans les petits médaillons disséminés sur les bordures, où l’on trouve la sirène, Samson combattant le lion, le centaure sagittaire, pour ne rien dire des non figuratifs offrant toutes les variations possibles sur le thème des rinceaux feuillus et fleuris simples ou doubles. Au-delà de sa valeur esthétique propre, à rattacher à tout le contexte où elle s’insère, la porte de Barisano est donc un précieux document sur la culture d’un artisan des Pouilles à la fin du XIIe siècle et sur sa capacité à utiliser et à entremêler de multiples répertoires figuratifs et ornementaux en toute liberté. La même disposition d’esprit et un goût artistique analogue président à la répartition et à la réalisation du décor de la fenêtre monumentale qui, au centre de la façade, est flanquée de colonnettes doubles posées sur des éléphants (tout à fait incongrus, ces lions couchés des colon- nettes, sculptés en série comme stylophores et placés ensuite selon les possibilités), et du décor de la rose qui s’ouvre au-dessus.
Mais les animaux fantastiques encastrés dans le mur autour de la moulure de la rose sont eux aussi le fruit d’une production en série, qui n’obéit plus à des exigences esthétiques et didactiques, mais suit une pure logique ornementale : des lions y alternent avec des griffons et sont combinés avec des personnages figurant tantôt une victime saisie dans les griffes, tantôt un agresseur. Il faut toutefois noter un écart qualitatif et chronologique sensible entre les ornements de la fenêtre encore entièrement réalisés en marbre, dont on peut considérer les motifs comme une paraphrase de ceux du portail, et la décoration de la rose qui, sculptée de façon sommaire et raide dans des blocs de calcaire, révèle une exécution très tardive, du XIIIe siècle bien avancé au minimum.
L’intérieur
… On entre … dans l’église Sainte-Marie, longue salle divisée en trois nefs par vingt-deux colonnes de remploi courtes et trapues, surmontés de chapiteaux de facture simple, la plupart remplacés à l’occasion des diverses restaurations. Sur les colonnes et les pilastres encastrés dans les murs latéraux retombent des voûtes d’arêtes au profil surbaissé, sans arcs pour délimiter les travées. Identifié par la tradition à l’ancienne église épiscopale, cet espace a été en fait réalisé … dans la première moitié du XIIe siècle en guise de sous-sol longitudinal de l’église supérieure, à l’emplacement de l’église plus ancienne démolie. C’est ce qu’ont révélé les fouilles … en mettant au jour, outre les blocs de fondation des colonnades et ce qui reste des fondations et des murs externes des absides, de vastes étendues de pavement en mosaïque, caractérisé par des motifs géométriques (octogones et carrés alternés), en tresse ou en écailles, ainsi qu’un lambeau de pavement, peut-être plus ancien, en opus sectile. … De l’église Sainte-Marie, en franchissant deux portes qui utilisent comme linteaux des restes de la pergola byzantine de la cathédrale primitive, on passe en descendant quelques marches, à la crypte de saint Nicolas Pèlerin, le véritable cœur de la nouvelle église. Il s’agit d’un vaste espace s’étendant sous le transept et les absides de l’église supérieure, et divisé en quarante-deux travées par vingt-huit colonnes de marbre dont quatre dans l’arrondi de l’abside servent de ciborium pour l’autel qui abrite les reliques du saint.
Précédée certes par les exemples des cathédrales d’Otrante et de Bisceglie et celui de Saint-Nicolas de Bari, eux-mêmes tributaires d’exemples campaniens, la crypte de Trani n’en suit pas servilement le modèle mais s’en distingue par un caractère propre et fortement personnalisé. De dimensions différentes, les colonnes présentent de hauts et sveltes fûts en marbre grec, homogènes entre eux sinon égaux, et l’on peut bien légitimement se demander d’où ils pouvaient provenir, d’une telle qualité et en si grand nombre. Il en résulte une impression de légèreté, d’élan, de raffinement vraiment «byzantin» et d’une atmosphère d’intimité à laquelle contribue de façon naturelle le jeu de la lumière arrivant des fenêtres donnant sur l’extérieur. … Les constructeurs de la crypte de saint Nicolas le Pèlerin ont conçu et réalisé une véritable église-sanctuaire, avec tout le soin que demandait l’entreprise. C’est pourquoi sont aussi d’un grand intérêt les chapiteaux, en partie seulement de remploi, mais en majorité exécutés en marbre spécialement pour l’église par une équipe expérimentée, qui portait ses regards sur les pièces antiques avec une attention particulière, les considérant comme des sources autorisées à imiter. … Entre les deux cryptes, deux petits escaliers à l’endroit des nefs latérales mènent à l’église supérieure. Celle-ci est un vaste espace divisé en trois nefs par une double rangée de six colonnes géminées, reliées entre elles par des arcs à double rouleau, aux voussoirs en croissant, surmontés par les baies triples des tribunes au rythme régulier et en parfaite correspondance avec eux ; au-dessus, un registre percé de fenêtres simples. Les tribunes sont portées par des voûtes d’arêtes délimitées par des arcs transversaux légèrement surhaussés et retombant sur les rangées de colonnes tournées vers les nefs latérales et sur les demi-colonnes adossées aux murs gouttereaux. L’alignement imparfait des colonnes géminées et des demi-colonnes rend très irrégulier le déploiement des voûtes d’arêtes et le tracé des arcs transversaux, entraînant d’incontestables répercussions sur la stabilité de la construction. Ce sont cependant des écarts et des irrégularités qui échappent au visiteur ébloui par la lumière qui, de façon peut-être excessive, se déverse par la fenêtre et la rose ouvertes dans la façade et dépourvues aujourd’hui des claustra de pierre qui à l’origine devaient en atténuer la luminosité. L’impression générale est plutôt de régularité dans la scansion rythmique des éléments verticaux et du développement en hauteur de la nef centrale, … Les deux tribunes de Trani se présentent en effet elles aussi comme des espaces accessibles,
éclairés par des fenêtres percées dans les flancs et dans la façade, donnant sur la nef centrale par des baies triples au-dessus d’une sorte de garde-corps, comme nous le retrouvons à Saint-Nicolas. Il n’y manque pas davantage la fenêtre double qui au fond dans le mur oriental donne sur les parties plus hautes du transept. Ce transept, vaste espace d’un seul tenant couvert d’un toit à charpente apparente, est inondé de la lumière qui se déverse par la rose ouverte au Sud et la fenêtre quadruple au Nord face à la mer, ainsi que par une série de fenêtres simples et doubles ouvertes à l’Est, au milieu des absides, au-dessus et aux côtés de celles-ci, et dans les deux murs terminaux Nord et Sud. L’excès de lumière tend à aplatir les surfaces et enlève son relief à l’espace et sa fascination à l’ensemble qui, après les importantes interventions de restauration et de remise en état, et privé de tout son mobilier, apparaît véritablement comme un pur squelette, fantôme de ce qu’il a dû être jadis. … Unique témoin de la splendeur passée et de la parure colorée qui devaient enrichir l’église : les vastes étendues de pavement en mosaïque réapparus autour de l’autel majeur. … Parmi les quelques scènes encore en place, un panneau avec Adam et Ève à côté de l’arbre autour duquel s’enroule le serpent, un cerf et un chien affrontés, un éléphant terrassé par un griffon et, incomplète, la scène classique d’Alexandre emporté au ciel par deux griffons, attirés par la viande enfilée sur deux broches que brandit le roi. … Du tapis de mosaïque il ne reste que bien peu de chose, suffisamment pour nous donner l’idée d’une église profondément différente, somptueusement décorée et riche de couleur, comme le furent toutes les cathédrales des Pouilles. …
(extrait de : Pouilles romanes ; Pina Belli D’Elia ; Ed. Zodiaque, Coll. La nuit des Temps, 1987, pp. 281-318)
Coordonnées GPS : N41°16’56’’ ; E16°25’07’’